Joachim Son-Forget, député La République en marche des Français de l’étranger – invité, jeudi matin, par Jean-Jacques Bourdin sur RMC à s’exprimer sur le cas Richard Ferrand – s'est lancé dans une réflexion très personnelle sur la morale en politique. «Je crois qu’on ne doit pas avoir un retour de la morale, parce que ça, c’est le début de la charia. Excusez-moi, j’utilise un peu des grands mots.» «Non, non, non, mais, non, non», l’encourage l’animateur en le priant de développer son propos – alors qu'on aurait pu s’attendre à une relance embarrassante dont il est coutumier, de type : «On peut le renouveler combien de fois, le CDD ?» (à Myriam El Khomri) ou «Al Qaeda sunnite ou chiite ?» à Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et du Culte, en 2007. «Je crois qu’on ne doit pas avoir un retour de la morale, parce que ça, c’est le début de la charia» : la phrase prononcée par le député de 34 ans mérite pourtant que l’on s’y arrête un instant.
Qu’est-ce que la charia ?
Selon l’acception commune la charia se définit comme l’ensemble des règles morales et pénales qui régissent la vie d’un musulman. Ne provenant pas spécifiquement d’un code civique, ces règles viennent du Coran (texte sacré contenant la parole d’Allah) et de la sunna (actes, paroles et tradition prophétiques de Mahomet). Si certaines de ces normes sont écrites, à l’instar des hudud (peines et incriminations fixées dans le Coran), d’autres sont laissées à l’interprétation des savants ou des théologiens et à la libre appréciation du juge musulman (le cadi). La charia est donc l’ensemble des interprétations que les théologiens ont donné de la loi révélée au prophète. Cette conception historique est rappelée dans La charia aujourd’hui. Usages de la référence au droit islamique (Editions de La Découverte), publiée sous la direction de Baudouin Dupret, directeur de recherche au CNRS. Le premier chapitre démontre que durant l’empire abbasside (VIIIe-XIIIe siècles), période d’élaboration de la pensée islamique classique, «la charia était largement inconnaissable – elle référait à la règle de Dieu, la loi divine. Toute personne prétendant connaître la charia s’élevait, pour la plupart des jurisconsultes musulmans classiques, au rang de Dieu, commettant de la sorte le péché (et le crime) d’associationnisme (shirk).»
Une conception unifiée dans chaque pays ?
Dans ses publications et dans un texte publié sur l'Obs, Baudouin Dupret explique que la majorité des pays musulmans font référence à l’islam ou la charia dans leur organisation politique et/ou judiciaire, hormis la Turquie qui n’en fait pas mention. Et pourtant une grande majorité des pays pratiquent un droit déconnecté de la charia, si l’on occulte des domaines très spécifiques comme le droit de la famille (mariage, divorce, filiation, etc.). Au Maroc, si le souverain est le chef suprême de la nation et le commandeur des croyants, il n’y a, pourtant, aucune référence à la charia ou au droit musulman dans la constitution. Tandis qu’au Yémen ou en Arabie Saoudite elle est inscrite dans la constitution et s’applique de manière rigoriste. L’Indonésie, elle, possède un système judiciaire sécularisé (séparation de l’Eglise et de l’Etat), cependant son évolution vers un système fédéral permet aux différents Etats du pays de statuer librement. Certaines provinces musulmanes du pays permettent aux citoyens d’être jugé en fonction du droit musulman.
La conception occidentale de ce mot est-elle limitée ?
«En Occident, la charia évoque souvent une loi moyenâgeuse fondée sur la discrimination des sexes et l’application de peines barbares, ou la loi qui s’impose aux immigrés de confession musulmane», explique Baudouin Dupret. Dans un éditorial intitulé «La Libye, la charia et nous» publié en 2011 dans Le Point, Bernard-Henri Lévy écrit : «ll y a charia et charia. Et il faut, avant d’entonner le grand air de la régression et de la glaciation, savoir de quoi on parle. Charia, d’abord, n’est pas un gros mot. Comme «jihad» (qui signifie «effort spirituel» et que les islamistes ont fini par traduire en «guerre sainte»), comme «fatwa» (qui veut dire «avis religieux» et où le monde, à cause de l’affaire Rushdie, a pris l’habitude d’entendre «condamnation à mort»), le mot même de charia est l’enjeu d’une guerre sémantique sans merci mais continue de signifier, heureusement, pour la majorité des musulmans, quelque chose d’éminemment respectable.» Julien Loiseau, maître de conférences en histoire de l’islam médiéval à l’université Montpellier-III, explique dans une publication1 que si le français regorge de mots d'origines arabe ( «alcool», «matelas», «orange»), d'autres mots comme «jihad», «charia» ne sont volontairement pas traduits, comme si la réalité qu'ils désignent était trop étrange, éloignée des valeurs françaises.
Le docteur en droit musulman comparé Sheikh Tahar Mahdi explique, lui, dans la revue Les Cahiers de l’islam, que traduire charia par «peine légale, châtiments corporels, punition religieuse etc.» est donc une «traduction erronée», basée sur «une compréhension limitative». «C’est comme si tout l’enseignement de l’islam se résumait dans l’application littérale de quelques versets législatifs. Dans tout le Coran, qui compte 6 236 versets et 77 439 mots, le mot charia n’est mentionné qu’une seule fois dans un seul verset (l’Agenouillée 45/18). Par ailleurs, le verset 48 de la sourate 7 (Les limbes) vient expliciter le sens de charia comme nous l’avons expliqué précédemment et montre que Charia veut dire "chir’a" qui signifie "chemin vers une source"».
(1) Loiseau, Julien. «Qu’est-ce que la charia ?», Le Débat, vol. 171, no. 4, 2012, pp. 172-178.
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